Les mystères de la Coswine
Avant de se jeter à quelques encablures de l’embouchure du Maroni, la crique Coswine suit un parcours sinueux au cœur de marais et de mangroves sans âge. Si l’on s’aventure dans ses méandres, le lit de la crique s’élargit et la couleur de ses eaux évolue étrangement ; le cacao laiteux typique du Maroni, laisse place à un vert bleu aux reflets outremer. Les Amérindiens kali’na de Ayawandé, l’unique village sur les rives de la Coswine, ont baptisé cette portion de la crique, Palanapo (prononcer palanabo) : la “vieille mer”. Selon Frans Carlos Kajiralé, octogénaire encore vaillant du village, cette zone mystérieuse fut une malédiction et un tombeau pour les bagnards. à l’écoute des récits inquiétants du vieil homme, on devine que la région de MalakamƗ (le terme kali'na désignant Coswine) est un lieu chargé d’histoire, celle des amérindiens, celle du Bagne, et de celle de leur cohabitation.
Niché sur une bute de sable qui domine la rivière, accessible grâce à un ponton métallique flambant neuf, et pourvu d’une source d’eau potable limpide assez miraculeuse, Ayawandé est un havre de paix. C’est un couple kali'na originaire du village de Akalimali dans la Basse-Mana qui le fonda au début du XXe siècle. Leur fille, Maria-Theresa Oeloekanamon, morte centenaire au début des années 2000, expliqua que le nom du village venait de graines d’un arbre très présent sur le site, et avec lesquelles ils confectionnaient des colliers. Aujourd’hui, seule la famille Kajiralé habite encore ici, mais depuis que le transport fluvial des enfants n’est plus assuré vers Awala, c’est surtout pendant les vacances que le village s’anime désormais.
Une occupation amérindienne ancienne
Bénéficiant d’eaux poissonneuses et d’une position stratégique, à la confluence de deux voies fluviales de pénétration vers l’intérieur, la portion de côte Atlantique qui sépare les estuaires de la Mana et du Maroni est, depuis très longtemps, une terre amérindienne. Le nom de Coswine est issu de la langue arawak, wini signifiant l’eau.
L’archéologie date ainsi la présence amérindienne au XIe et le XIVe siècle tandis que l’actuelle occupation kali’na est attestée dès le XVIe siècle par les premiers voyageurs européens à toucher les côtes de la Guyane.
Les colons européens n’investissent la région que très tardivement. Les plaines littorales basses et marécageuses de cette frange côtière, zone tampon entre Guyane française et hollandaise, font ainsi longtemps office de refuge pour des amérindiens progressivement refoulés vers l’ouest par l’avancée de la colonisation.
Les premières installations coloniales - un poste militaire marquant, à l’embouchure du Maroni, la frontière avec le Suriname - apparaissent à la fin du XVIIIe siècle. Il faut encore attendre 1828, et la fondation du bourg de Manapour pour que soit installé le premier établissement d’importance dans l’ouest guyanais. Mais c’est l’implantation du bagne au Maroni qui va le plus fondamentalement bouleverser les logiques qui régissaient jusqu’alors ce territoire des confins.
L’arrivée de l’Administration Pénitentiaire
Dès la promulgation de la loi sur la Transportation, en 1852, on élabore le projet d’établir en Guyane une colonie pénitentiaire isolée du reste du pays. La rive droite du Maroni est finalement choisie et Saint-Laurent-du-Maroni est fondé en 1857 pour en devenir la capitale administrative. La “ colonie agricole pénitentiaire du Maroni” se développe et s’organise peu à peu autour de ce camp central, grâce à une myriade de camps annexes dispersés sur un territoire qui s’étend sur plus de 1500 km2, longeant le Maroni, depuis la mer jusqu’au Saut Hermina, vers Apatou.
Au nord, l’Administration Pénitentiaire (AP) implante dès 1859 le camp des Hattes où elle entreprend, avec une main d’œuvre de 600 bagnards, l’assèchement de savanes noyées pour les transformer en pâturages afin d’approvisionner la Guyane en viande. Les populations kali’na désertent rapidement ce nouveau voisinage, préférant désormais à la rive droite du Maroni, la Pointe Galibi, sur la rive hollandaise, et la Pointe Isère, de l’autre côté de l’estuaire de la Mana.
Le télégraphe Cayenne – Saint-Laurent
Les marécages qui séparent la Crique Coswine de Saint-Laurent ne sont investis que tardivement, à l’occasion de la construction des 353 km de ligne télégraphique joignant Cayenne à Saint-Laurent en passant par Mana puis Les Hattes. Ce télégraphe, une des premières grandes infrastructures mise en place par le bagne en Guyane, entre en fonction en 1883, après 5 ans de travaux.
Les 35 km du tronçon Les Hattes – Saint-Laurent longent le Maroni, en pleine forêt, à travers des marécages et des savanes inondées la plus grande partie de l’année. Malgré la construction d’une digue, ce tronçon est le plus difficile à entretenir de toute la colonie et c’est à grands frais que l’AP réussit à maintenir, au milieu d’une végétation exubérante, un simple passage pour le fil et un sentier à peine accessible aux piétons.
L’entretien de la ligne est géré depuis Les Hattes par un surveillant et 15 à 20 condamnés annamites, malgaches et coolies, qui, de l’avis de l’AP « résistent mieux que les Européens à la malaria, si fréquente dans les régions marécageuses que traverse la ligne ». Ils sont placés dans les carbets de cinq chantiers télégraphiques répartis le long du Maroni et dont l’un se trouve à l’embouchure de la Crique Coswine.
Dans le courant des années 1910, le tracé du télégraphe est déplacé le long de la route St-Laurent - Mana, tout juste inaugurée et plus facile d’entretien. La ligne St-Laurent - Les Hattes est abandonnée.
La fièvre du balata
Au début du XXe siècle, les méandres labyrinthiques de la Crique Coswine, et leurs paysages marécageux, dominés par les palétuviers et les moucous-moucous, sont le lieu d’un épisode à la fois unique dans l’histoire du bagne et emblématique de la Guyane de l’époque. L’AP, pressée de rentabiliser son bagne, cède à la fièvre du balata qui anime la Guyane depuis quelques années et installe un camp spécialement affecté à son exploitation.
Le balata rouge (Manikara bidentata), arbre longtemps utilisé en ébénisterie pour la qualité de son bois, prend un intérêt nouveau et s’apprête, avec l’or et le bois de rose, à devenir un des principaux moteurs de l’économie guyanaise du XXe siècle. L’approvisionnement en gutta-percha est devenu difficile, et la sève du balata donne un latex naturel aux propriétés comparables. Sous l’impulsion des industriels du caoutchouc en quête de produits de substitution, des prospections sont lancées dans toute la Guyane à la recherche de cette ressource nouvelle et à fort revenu. Sur le territoire pénitentiaire, des prospections sont menées en 1898 pour découvrir les régions les plus riches. De très importantes populations - jusqu’à 60 balatas par hectare - sont repérées dans le bassin de la Crique Coswine. En 1900, un camp de forçats balatistes, est fondé sur la rive droite de la crique, plusieurs kilomètres dans l’intérieur des terres. Le camp de Coswine a compté jusqu’à 55 condamnés placés sous les ordres de 2 surveillants militaires. Leur travail, effectué à la tâche, comprend prospection, préparation des chantiers, saignées, et conditionnement de la sève en plaques de latex.
L’AP espère initialement une exploitation continue et pérenne, voire une industrialisation. Mais, privée de toute gestion raisonnée, de textes réglementant la saignée et de véritable service forestier pour contrôler les balatistes libres, elle cède vite aux facilités du rendement immédiat. On travaille pour se procurer beaucoup en peu de temps. Les balatas ne renouvellent pas leur sève. Beaucoup meurent.
Ainsi, après les bons rendements des trois premières campagnes, l’AP doit-elle, dès 1904, interrompre l’exploitation, tandis que les balatistes sont provisoirement déplacés dans un autre camp. Une corvée minimaliste est maintenue pour l’entretien des bâtiments, et surtout pour tenir en respect les nombreux “maraudeurs” susceptibles de saigner les arbres à latex. L’exploitation reprend de 1906 à 1910 puis est de nouveau interrompue pour 4 ans.
L’exploitation des balatas de Coswine reprend une dernière fois, à partir de 1914 et jusqu’à l’Inspection Générale de 1917. L’inspecteur Berrué fustige alors la gestion de ce camp isolé et à effectif réduit, symbole de gaspillage et d’insécurité : « L’existence de ce poste, qui n’est presque jamais visité par le commandant du pénitencier, est un non-sens. Le balata doit être exploité industriellement ou ne pas l’être. Il est dangereux de confier cette tâche à un poste situé pratiquement en dehors de tout contrôle car le balata est un produit cher, dont le trafic est infiniment aisé. Le maintien de postes excentriques, nécessaires au ravitaillement des équipes, le personnel relativement nombreux qu’il faut y entretenir, les voyages, la surveillance, tout cela coûte cher en définitive, et, s’il était possible de dresser un bilan, je ne crois pas qu’il ferait ressortir de bien gros profits. J’estime que l’exploitation du balata, pas plus que celle de l’or, ne sont des industries d’ordre pénitentiaire : elles exigent la liberté, l’initiative individuelle. Et c’est une gageure que d’employer des condamnés, qui ne demandent qu’à s’échapper, à des besognes qui les écartent de toute surveillance et leur permettent de disposer de produits chers, dont il est facile de trafiquer ».
Coswine est évacué en septembre 1918, après que les derniers balatas ont été saignés à mort. Sur le reste de son territoire, l’AP abandonne peu à peu l’activité aux sociétés privées et à l’exploitation sauvage et peu scrupuleuse des maraudeurs.
Evadés & kali’na
Alors que l’AP abandonne Coswine dans les années 20, les kali’na réinvestissent la zone progressivement. Archives et témoignages relatent ce moment de difficile cohabitation avec des bagnards évadés.
Le surveillant Flotat, lors d’une de ses chasses à l’homme, décrit un territoire laissé sans contrôle par l’AP et infesté d’évadés. Les amérindiens semblent volontiers collaborer à la surveillance. C’est ainsi que “Gaston l’Indien”, indicateur officiel de l’AP, informe Flotat de l’attaque d’un village par des forçats évadés, sur la Crique Coswine. Gaston se fait guide dans la traque. Les évadés n’en sont pas « à leur coup d’essai, ils auraient déjà attaqué un campo indien, pillant, violant ». Flotat retrouve les évadés loin sur la crique, vraisemblablement à l’emplacement de l’ancien camp de balatistes, désormais abandonné à la brousse. Des coups de feu sont échangés. Plusieurs évadés sont blessés, mais aucun repris. Maria-Theresa Oeloekanamon, première habitante du village au début du XXe siècle témoigna oralement au début des années 2000 de ces évènements tragiques. Elle expliqua notamment que le village d’Ayawandé était une halte indispensable pour les bagnards en fuite, souvent le temps d’y construire une embarcation de fortune.
Coswine au XXIe siècle
Si l’unique camp touristique de la Crique Coswine, qui appartenait à l’association Yawoya dele (“je me lève” en kali'na) est désormais envahi par la forêt, certaines initiatives pourraient relancer son attrait pour les visiteurs. Le totem qui trône à l’entrée du village (cf photo p.68), marque une halte de la route de l’Art, le parcours des artisans de l’ouest guyanais. Vannerie, construction de bateaux, l’artisanat traditionnel est encore vivace au village. Les touristes qui en profitent aujourd’hui sont essentiellement des plaisanciers, qui apprécient cette escale sur la route maritime qui longe les Guyanes. Un prestataire, "Croisière-Maroni", propose même des balades à la journée avec un voilier depuis Saint-Laurent. Espérons que c’est bien ce type d’innocents navires, et pas les porte-conteneurs d’un projet de port en eau profonde étudié par le Grand port maritime de Guyane, qui continueront à parcourir cet écosystème unique.
Texte de Arnauld Heuret et Pierre-Olivier Jay
Photos P-O Jay, propriété F.Sénateur, fonds A.Heuret
Remerciement Josy Joseph, Marion Rodet, Ron Kajiralé, CIAP de Saint-Laurent-du-Maroni et DAC de Guyane