Cétacés, le peuple méconnu de Guyane
Jugé exceptionnel, le patrimoine naturel marin de la Guyane présente une variété d’habitats et d’espèces remarquables. Cette diversité est en grande partie liée aux caractéristiques géographiques et au réseau hydrographique du plateau des Guyanes. Le fleuve Amazone est responsable d’un important apport d’eau douce gorgée de nutriments qui vient se mêler aux eaux côtières et permettre à de nombreux organismes de s’alimenter et de se développer. Son débit est le plus élevé de tous les fleuves de la planète et peut atteindre 200 000 m3/seconde lors de la saison des pluies. La puissance de ce panache permet également d’enrichir les eaux situées plus au large, au niveau du talus et au-delà du plateau continental, mettant alors à disposition une ressource inestimable de nourriture pour la grande faune pélagique. Parmi ces espèces, nous retiendrons en particulier les petits et grands cétacés, composante majeure de la mégafaune marine de la Guyane. Les eaux côtières et le domaine profond hébergent plusieurs delphinidés ainsi que le maître incontesté de la plongée, le Grand cachalot (Physeter macrocephalus).
Si la présence d’une douzaine d’espèces de cétacés est aujourd’hui attestée dans les eaux guyanaises, leur diversité et leurs habitats préférentiels restent bien mal connus. Pour pallier le manque de connaissances, plusieurs campagnes d’observation de la faune pélagique, comprenant les cétacés et les oiseaux marins, ont été effectuées depuis 2008. En 2011 et 2012, le Groupe d’Etude pour la Protection des Oiseaux de Guyane (GEPOG) a mené l’un de ces inventaires dans les limites de la Zone Economique Exclusive (ZEE). Celle-ci s’étend jusqu’à 300 km au large de la Guyane, sa superficie est de 138 000 km² et les profondeurs atteignent plus de 4000 mètres.
Nous avons réalisé six missions en mer à bord du catamaran Guyavoile, chacune de ces missions a duré 5 jours. Nous naviguions principalement à la voile ce qui nous rendait fortement dépendants des conditions météorologiques et de l’état de la mer. L’équipage était composé de naturalistes (ornithologues et cétologues) ainsi que de bénévoles de l’association. Pour chaque animal rencontré, nous notions l’espèce, l’effectif, le comportement, la date, l’heure et la position géographique de l’observation. Des clichés ont également été pris afin de confirmer la détermination de l’espèce et d’enrichir le catalogue de photo-identification de l’association guadeloupéenne Evasion Tropicale qui a collaboré à cet inventaire. La présence de Rénato Rinaldi, travaillant depuis de nombreuses années sur les cétacés en Guadeloupe, lors de trois missions a permis d’acquérir des données acoustiques à l’aide d’un hydrophone multidirectionnel que nous plongions régulièrement dans l’eau. Ces écoutes sous-marines nous ont offert la possibilité de noter la présence de mammifères marins malgré un visuel totalement nul. Le pouvoir d’action de l’hydrophone utilisé est de cinq milles nautique et la bonne qualité de l’écoute peut fournir des informations sur l’espèce, le nombre d'individus, l’activité et la direction de l'animal.
Toutes les données de terrain sont en cours de traitement et permettront d’enrichir les connaissances sur la diversité spécifique des cétacés dans les eaux guyanaises. Les analyses spatiales réalisées dans la zone prospectée fourniront des informations complémentaires aux travaux existants ainsi que pour la mise en place d’un éventuel et futur plan d’échantillonnage.
Les premiers résultats montrent que dix espèces de cétacés, soit 1 678 individus (65 observations), ont été recensées au cours des six missions. La famille des delphinidés était largement au rendez-vous avec des observations situées sur et au-delà du plateau continental. Les Stenelles (Stenella attenuata, frontalis et longirostris) ont été les plus fréquemment aperçus. Plutôt curieux, ils sont souvent venus jouer à l’étrave du bateau et nous ont démontré leurs aptitudes aux sauts et aux vrilles. Ces dauphins sont généralement rencontrés en groupe composé de plusieurs dizaines d’individus. Le Grand dauphin (Tursiops truncatus), tout aussi démonstratif, et le Dauphin commun à long bec (Delphinus capensis) ont été rencontrés au sein de formations plus restreintes au niveau du talus. Nous confirmons également la présence du Globicéphale tropical, le plus grand delphinidé après l’Orque, dont la présence avait déjà été attestée, mais dont les observations étaient assez rares. Une dizaine de Sténos (Steno bredanensis), dauphin à la robe très claire présentant une tête allongée très caractéristique, ont été aperçus lors de la mission du mois de juillet. Très peu d’observations avaient été réalisées au cours des campagnes de recensement menées en Guyane. Les plus grands rassemblements de delphinidés ont atteint 300 individus, notamment chez les Péponocéphales (Peponocephala electra), et se composaient d’adultes et de jeunes. Au cours de deux missions, lorsque nous atteignions une profondeur d’eau supérieure à 1500 mètres, nous avons rencontré plusieurs concentrations de Grands cachalots soit 26 animaux, dont un groupe incluant 14 individus. Les plongées répétées durant plusieurs minutes de la part des adultes peuvent laisser supposer qu’ils s’alimentaient. Des scènes d’allaitement ont aussi pu être observées à deux reprises.
Malgré des lacunes incontestées en ce qui concerne les connaissances scientifiques sur les cétacés en Guyane, ces inventaires nous permettent d’affirmer que les espèces répondent à de nombreux besoins dans les eaux guyanaises comme s’alimenter, élever leurs petits ou se déplacer.

Les informations récoltées et les analyses qui découleront de ces missions apporteront aussi des éléments indispensables en matière de conservation et de gestion des populations et de leurs habitats. Dans tous les océans et mers du globe, les cétacés n’échappent pas aux risques générés par les activités humaines. Ces pressions anthropiques se traduisent souvent par des captures accidentelles ou intentionnelles dans des engins de pêche, des collisions avec des navires ou la perte et la dégradation des habitats. A l’échelle nationale, tous les mammifères marins sont protégés par un arrêté ministériel depuis 1995. Quant au niveau international, outre les conventions de Carthagène et de Bonn, la liste rouge de l’UICN attribue à une majorité d’espèces un statut de conservation.
Dans un souci de préservation de la faune pélagique, nous avons conduit une partie de l’inventaire dans les eaux avoisinant le projet d’installation d’une plateforme pétrolière au large de Cayenne. Pour rappel, en 2009 l’entreprise Tullow Oil a mené une campagne sismique étendue sur une superficie de 2500 km², puis a réalisé en 2011 un forage d’exploration au-delà du plateau continental où les profondeurs atteignent 2400 m. Ces travaux ont permis de confirmer le potentiel pétrolier de la Guyane. En 2012, Shell poursuit de nouvelles prospections sismiques ainsi qu’un second forage d’exploration afin de déterminer la faisabilité de l’exploitation.
Suivant le rapport rédigé par le Bureau d’études Créocean concernant l’appréciation des impacts environnementaux lors des prospections, les risques identifiés pour le milieu marin comprennent des nuisances sonores, l’émission de gaz, des déblais de forage ou d’éventuels rejets d’hydrocarbures. Ce constat fait part de nombreuses pressions inquiétantes sur l’écosystème et par conséquent sur la faune pélagique.
L’ouïe est de loin le sens le plus utilisé chez les mammifères marins pour répondre à de nombreux besoins vitaux comme la recherche de nourriture, la communication et le déplacement. Ces animaux sont aussi sensibles à toutes modifications de la qualité de leurs habitats. Mais aujourd’hui, nos faibles connaissances et le suivi trop récent des populations dans la zone concernée par les forages ne nous permettent pas d’identifier précisément les conséquences sur les cétacés.
Toutefois, il est probable que les prospections sismiques en milieu marin viennent perturber le déroulement de leurs activités et leur causer de graves dommages physiologiques. Certaines études ont mis en évidence différentes conséquences liées à une exposition sonore élevée (entre 240 et 260 décibels) : des dommages directs pouvant s’avérer létaux avec des lésions au niveau des bulles tympaniques ou autres organes (cerveau, poumons) ; des effets sublétaux pouvant provoquer des dommages physiques notamment une perte temporaire ou permanente de l’audition : des effets indirects engendrant un dérangement des populations ou un masquage des signaux acoustiques les empêchant de communiquer et de s’orienter.

Les inventaires nous apportent des éléments indispensables pour répondre aux questions sur la diversité des cétacés, leurs activités ou leur répartition au large de la Guyane. Cependant, dans un contexte de conservation il est encore difficile d’estimer les pressions et les impacts exercés sur ces populations, car nous manquons aussi d’informations sur le type et le déroulement des activités humaines dans les eaux guyanaises. Depuis trois ans, les prospections sismiques organisées au large de la ZEE sont aussi préoccupantes car nous possédons peu de connaissances sur les effets de cette nouvelle activité en Guyane. Les futures explorations et l’exploitation des ressources pétrolières alourdiront la pression anthropique existante sur le milieu marin et engendreront sans aucun doute des impacts irréversibles pour la faune pélagique.
Photos de Renato Rinaldi, Jean-Baptiste Kraft, Pierre-Olivier Jay.
Cartographie Amandine Bordin & Atelier Aymara.