Jacqueline Manicom (1935-1976), une voix caribéenne

Sage-femme, écrivaine et militante féministe guadeloupéenne, Jacqueline Manicom (1935-1976) fut l’une des premières voix à articuler les luttes des femmes et celles issues de la décolonisation. Longtemps oubliée, elle renaît aujourd’hui à travers la biographie Jacqueline Manicom la révoltée (éditions de l’Atelier, 2025), fruit de deux années d’enquête menées par Hélène Frouard.

« J’accouche des femmes qui sont désespérées, qui mettent au monde des enfants qu’elles n’avaient pas envie d’avoir mais qu’elles n’ont pas pu éviter d’avoir (…) Je vois aussi des femmes qui se sont fait avorter de manière clandestine ». Le 8 novembre 1972 s’ouvre en région parisienne le procès de Michèle Chevalier. Elle est accusée d’avoir aidé sa fille, victime d’un viol, à avorter. L’avocate Gisèle Halimi a décidé d’utiliser l’affaire pour défendre le droit à l’avortement. Des témoins prestigieux défilent à la barre : Jacques Monod, Michel Rocard, Delphine Seyrig, Simone de Beauvoir, Françoise Fabian, etc. Jusqu’à cette sage-femme guadeloupéenne, Jacqueline Manicom, qui raconte son expérience quotidienne dans un hôpital parisien. Son récit frappe l’auditoire et un silence lourd s’installe après sa déposition, comme s’en souviendra Gisèle Halimi dans ses mémoires.

Ce témoignage de Jacqueline Manicom n’a pas été cité par la presse de l’époque. Comment s’en étonner ? La sage-femme est alors inconnue du grand public. C’est en effet un parcours bien singulier qui l’a amenée des campagnes de Guadeloupe à ce tribunal de banlieue parisienne. Un parcours auquel je viens de consacrer une biographie, fruit de deux ans d’enquête (Jacqueline Manicom la révoltée, éditions de l’Atelier, 2025). Il serait malaisé de le retracer en quelques lignes, mais on peut en rappeler rapidement quelques étapes, des étapes marquées par une volonté farouche d’émancipation. Jacqueline Manicom naît au Moule en 1935 dans une famille d’agriculteurs indo-guadeloupéens. Elle est la première de sa famille à fréquenter l’école. Élève douée, elle parvient jusqu’en classe de terminale, une réussite exceptionnelle à l’époque. Mais elle doit abandonner le lycée en cours d’année : sa mère est enceinte pour la 17e fois et a besoin de sa fille aînée à ses côtés. Jacqueline renonce à son rêve de devenir médecin. À force de volonté, elle parvient toutefois à rejoindre trois ans plus tard l’école de sages-femmes de Fort-de-France. Son diplôme en poche, elle ne rentre pas dans son île – où l’aurait attendue une belle carrière – mais part à Paris. Goût de l’aventure ? Soif d’émancipation vis-à-vis de sa famille ? Elle devient sage-femme en 1958 dans un hôpital de l’Assistance publique, devançant ainsi les grandes migrations antillaises qui débutent quelques années plus tard. Elle vivra à Paris le reste de sa vie, hormis un séjour en Guadeloupe entre 1960 et 1964.

Pour Jacqueline Manicom, qui a alors 23 ans, l’arrivée à Paris est déterminante. Elle y découvre à la fois la liberté et l’émancipation, mais aussi le racisme et le mépris avec lesquels sont regardées les Antillaises. Elle vit aussi, comme de nombreuses femmes à l’époque, une grossesse non planifiée. Par cette expérience, par le souvenir de sa mère enceinte 20 fois en 20 ans, par les patientes qu’elle prend en charge, se forge sa conviction que l’émancipation des femmes n’est possible que si elles ont accès à la contraception (qui se développe alors) et à l’avortement. D’où son entrée en féminisme, son combat pour la contraception (ouvrant en Guadeloupe un planning familial en 1964 avec un groupe d’hommes et de femmes issus des milieux progressistes) et surtout pour l’avortement à partir de 1972. Elle-même n’hésite pas à en pratiquer, malgré les risques importants qu’elle encourt.

L’engagement de Jacqueline Manicom se traduit aussi par le désir d’écrire. Elle noircit toute sa vie des cahiers d’écolier, notant souvenirs, pensées, scènes du quotidien pour nourrir son œuvre, largement autobiographique. Elle est soutenue dans cette voie par Simone de Beauvoir, qui a aussi soutenu dans la voie de l’écriture la Guadeloupéenne Michèle Lacrosil ou l’Haïtienne Marie Vieux-Chauvet. Manicom qui s’est attelée à l’écriture   dès le début des années 1960 – recevant même un prix en 1964 lors des jeux floraux de Guadeloupe  parvient avec difficulté à se faire publier : son premier roman paraît en 1972 seulement. sous le titre Mon Examen de Blanc. Elle y  raconte son expérience de « femme, Noire et colonisée », selon le compte rendu élogieux qu’en dresse Gisèle Halimi pour Le Nouvel Observateur. Récit largement autobiographique, dédié aux victimes de mai 67, il retrace les tourments intérieurs de cette femme à qui l’on a appris à mépriser sa couleur de peau, mais qui se réapproprie peu à peu son identité antillaise, « une histoire de Caraïbes, de Nègres, d’Hindous et de Blancs. À bas la négritude mais aussi l’assimilation ! » proclame l’héroïne du roman. Livre précurseur, il fait de Jacqueline Manicom l’une des premières autrices indo-antillaises et l’inscrit dans la voie de la créolité. Malgré quelques critiques favorables dans la presse, ce livre n’a pas une grande audience en France, témoignant de la difficulté des autrices antillaises à se faire entendre – on se souvient que Heremakhonon, premier roman de Maryse Condé, est mal reçu par la critique lors de sa sortie en 1976. Jacqueline Manciom suscite en revanche l’intérêt du monde anglophone. Dès 1976, Clarisse Zimra, professeure de littérature française aux États-Unis, présente Mon Examen de Blanc à New York au congrès de la Modern Languages Association. Zimra a conscience que Jacqueline Manicom, Michèle Lacrosil, Simone Schwartz-Bart et d’autres « écrivent à propos de ce que signifie être une femme noire dans un monde d’hommes blancs ». Un peu plus tard, ce sera la Jamaïcaine Betty Wilson, enseignante à la University of West Indies et traductrice du créole français et espagnol, qui s’intéresse à l’œuvre de Manicom. D’autres travaux universitaires, notamment celui de Samantha Haigh, suivront. En 1979, Jacqueline Manicom fait l’objet pour la première fois d’une notice dans une encyclopédie anglophone de la littérature caribéenne. A cette date, Jacqueline Manicom a toutefois disparu, laissant derrière elle une œuvre inachevée : Après Mon Examen de Blanc en 1972, elle avait publié en 1974 La Graine, un ouvrage sur son expérience de sage-femme, qui cette fois avait connu du succès dans l’hexagone. Elle avait aussi entamé un nouveau roman, sur ses origines indiennes. Mais il ne sera jamais terminé : en 1976, à l’âge de 41 ans, Jacqueline Manicom met  fin à ses jours :  il  est trop dur, explique-t-elle, d’être « noire, pauvre, de (s)e battre autant pour une vie qui n’en vaut pas la peine ». Si l’éphémère Black Hebdo, journal du monde noir, salue sa mémoire en estimant que « Le Monde noir perd un grand écrivain et une véritable militante », dont l’œuvre interpelle « les exilés, les bafoués, les vilipendés » ; si France-Antilles revient sur la mort de cette Guadeloupéenne, pour le reste, son souvenir est rapidement oublié dans l’espace français et antillais. En dehors d’une salle à la médiathèque du Moule, inaugurée en 2000, son nom disparaît de l’espace public, hormis quelques traces dans les dictionnaires, sur Internet ou dans quelques publications savantes. Ses deux ouvrages, épuisés, ne sont pas réédités.  J’ai été d’autant plus frappée par l’accueil fait à mon enquête, parue d’abord sous forme d’article en 2023 dans la revue La Déferlante, puis sous la forme d’un livre en 2025, accompagné d’un podcast réalisé avec Nina Hatte, la petite-fille de Jacqueline Manicom,. Depuis ces publications,  l’histoire de Jacqueline Manicom circule sur les réseaux sociaux. Une école maternelle  à Paris a pris son nom et je suis régulièrement invitée à parler d’elle en médiathèques et dans les lycées.  C’est le signe, me semble-t-il,  que les temps ont changé. L’intérêt pour les parcours des femmes antillaises est de plus en plus prégnant– je pense par exemple au livre de Léa Mormin-Chavac sur les sœurs Nardal, aux recherches de Clara Palmiste sur le mouvement féministe guadeloupéen du début du XXe siècle, à l’intérêt croissant pour la Guyanaise Eugénie Tell Eboué… Aujourd’hui, la figure de Jacqueline Manicom interpelle : pas seulement parce qu’elle fut une militante féministe, mais aussi parce qu’elle fut une femme antillaise, une militante anticolonialiste et une inlassable dénonciatrice du racisme. Pour reprendre les mots de sa petite-fille, Nina Hatte, l’histoire de Jacqueline Manicom « est une invitation à repenser nos récits et nos luttes passées, sans jamais oublier de tendre l’oreille aux voix d’aujourd’hui ». Il est temps de la redécouvrir

Hélène Frouard, Jacqueline Manicom la révoltée, éditions de l’Atelier, 2025

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