Policier dans la capitale du crime
Au début des années 1920, une quinzaine de policiers patrouillent jour et nuit pour faire régner l’ordre dans une ville que le journaliste Albert Londres surnomme alors la “ capitale du crime ”.
Du rififi sur la crique
« On est au bout du chemin quand on débarque aux îles. Déjà ! Le bagne de Saint-Laurent achève l’œuvre. On a été une fripouille jadis, c’est entendu. On le reste ici. On devient pire. Et les flics, les bourres, les surveillants, toute la clique et leurs femmes, renseignez-vous, vous verrez ce que ça vaut ». Louis Merlet, Au bout du monde, 1928.
En juillet 1907, le commissaire de police de Saint-Laurent, accompagné de deux hommes, poursuit des évadés aux alentours de la crique Marguerite, située à douze kilomètres du bourg. Victor Darquitain nous raconte la suite :
« Le commissaire […] s’était détaché du groupe pour aller explorer, seul, les abords du cours d’eau, après avoir passé à ses deux compagnons un signal convenu. Il n’avait pas fait trente mètres du point de départ qu’il aperçut à travers une trouée la silhouette d’un individu qui le couchait en joue. Au même moment partait un coup de feu qui lui couvrit les jambes de chevrotines » (La Grande Géhenne, 1928).
Une fusillade s’ensuit, qui laisse sur le carreau les deux hommes du commissaire et trois forçats. Dubreuil, le chef de bande, est arrêté quelques jours plus tard, un œil crevé et le corps criblé de plomb. Il avoue au tribunal avoir tiré sur le commissaire, qu’il avait parfaitement reconnu, et regrette même « de ne l’avoir pas tué ».
Afin de protéger ses agents, le commissaire de police demande en 1927 qu’ils soient mieux armés : « ce n’est pas avec un bâton qu’on peut intimider et arrêter les bandits qui circulent à Saint-Laurent ». Selon lui, si la gendarmerie est un corps redoutable, c’est « parce qu’elle est armée de façon à surmonter tous les obstacles et à triompher des plus grands dangers ». Il donne comme exemple l’agent Asselos, blessé par un évadé alors qu’il voulait l’arrêter : « lorsqu’il voulut tirer, ses cartouches ont toutes raté ». Il ajoute que d’autres agents ont essayé de se servir de leurs révolvers en poursuivant des malfaiteurs, sans plus de résultats. À cette époque, la brigade de recherche des évadés est supprimée par manque de budget.
Une localité tranquille
« Quatre heures du soir. Sous l’écrasante sérénité du soleil, le Biskra accoste l’appontement de Saint-Laurent-du-Maroni. […] À peine la passerelle jetée, les forçats envahissent le pont. […] En un rien de temps, les voilà disparus dans la cale d’où ils remontent chargés de caisses, de ballots. Un surveillant militaire les arrête, les fouille. Presque tous cachent quelques objets dérobés au passage. Le garçon de cabine a vissé nos hublots : « Ne les ouvrez pas, recommande-t-il, et surtout la nuit. Avec un crochet, ces lascars-là agripperaient vos vêtements, vos chaussures… » ».
Henriette Celarié, Le visage de la Guyane, 1930.
En 1930, le surveillant militaire Beryer témoigne que tout nouveau débarquant à Saint-Laurent est accueilli par un « flic » en uniforme bleu de chauffe « fort élégant » : il demande « un franc de frais de stationnement dont il vous délivre séance tenante une petite quittance du format approximatif de celui d’une feuille de papier à cigarette ». Vérifier les navires au débarcadère est chose facile, mais pour le reste c’est une autre paire de manches. Dans un rapport au maire de 1927, le commissaire de police explique ainsi la difficulté de contrôler les fréquents changements de domicile des transportés et relégués. Chaque bagnard libéré est bien sûr tenu de faire viser un livret (sur lequel apparaissent ses noms, âge, signalement anthropométrique et empreintes digitales) par le chef de la police à chaque déménagement, mais en vérité peu le font. La surveillance des mineurs et balatistes (collecteurs de gomme de balata) qui viennent des différents placers ou chantiers et séjournent quelque temps en ville est également problématique. Quant aux crimes et délits commis sur le Haut-Maroni, le même commissaire explique qu’ils restent impunis parce que leurs auteurs changent de nom ou traversent le fleuve frontière pour se cacher à Albina. Lorsque la police arrive à se rendre sur les lieux, ce qui est rare, « témoins ou inculpés ont disparu ».
La police enquête également sur les vols, veille au bon fonctionnement du marché et se renseigne sur les indigents. En 1926, les opérations de police recensent 16 meurtres et tentatives de meurtre, 111 vols et complicités de recel, 144 évasions et complicités, 246 enquêtes sur les indigents, 21 outrages et rebellions, 23 escroqueries et abus de confiance… Les agents doivent enfin faire appliquer les très nombreux règlements, plus ou moins sensés, de la commune. Tout a été en effet « pensé » par les agents de la Tentiaire, comme le découvre l’anarchiste Paul Roussenq lors de son arrivée à Saint-Laurent en octobre 1929, en tant que libéré assigné à résidence : « Dans le courant de l’après-midi, ayant porté mes pas du côté du port, je m’étais assis sur un des bancs placés à l’ombre des arbres. Mais un agent y a mis bon ordre. J’ai appris que les bancs des promenades publiques ne sont pas à l’usage des libérés » (L’enfer du bagne, 1957).
Que ce soit pour préparer la « belle », se procurer de l’alcool ou des cigarettes, ou tout simplement pour améliorer la nourriture, il faut « du fer », et l’argent est rare. Toutes les combines sont donc bonnes à prendre, car, parmi les libérés, très peu trouvent un véritable travail. Dès lors, comme le rapporte le commissaire de police en 1927, Saint-Laurent est le centre d’un incessant trafic de bijoux, d’objets de valeur et d’armes. Malgré les décrets et les nombreuses saisies d’armes prohibées, ces agents continuent en effet de trouver régulièrement des pistolets automatiques sur des hommes de catégorie pénale, ravitaillés, selon lui, « par un élément libre indésirable ». Le commissaire conclut pourtant que, sans les nombreuses visites des évadés du bagne de Saint-Jean (situé à quelques kilomètres), et sans le trop grand nombre de cabarets et de débits d’alcool, Saint-Laurent « serait la localité la plus tranquille de la colonie ».
Bal “ chez Civette ”
Dans les cas de nécessité, les policiers peuvent être assistés dans leurs missions par des soldats d’infanterie coloniale ou des gendarmes. Une collaboration qui ne se passe cependant pas toujours sans heurts.
En août 1929, le gendarme Criqui fait un rapport au maire commandant-supérieur sur la présence au bal public « chez Civette » de quatre agents de police qui auraient dansé au lieu d’assurer leur service. Il explique qu’il a été appelé vers une heure trente du matin pour tapage. Après s’être rendu sur les lieux avec un collègue et fait cesser le barouf de deux transportés libérés et d’un relégué, ils profitent de leur tournée pour se rendre chez Civette où ils notent la présence de policiers, dont trois portent leur révolver, « ce qui ne les empêchait pas de danser ». L’un deux, rapporte le gendarme, « s’est laissé aller jusqu’à prendre la boîte contenant des clous de l’un des musiciens et s’est mis à jouer à sa place ». Très remonté, le gendarme déplore devoir faire le travail des agents à leur place : « Nous avons du travail plus sérieux à faire que de ramasser des poivrots et, tout au moins lorsque nous sommes en service de nuit, nous n’allons pas au bal faire du tapage comme ces agents ». Suite à ce rapport, le commissaire de police défend ses hommes et parle de calomnie. Selon son enquête, aucun de ses agents n’a joué de la musique : les témoins déclarent avoir seulement vu un soldat d’infanterie agiter la boîte à clous un moment tandis qu’un surveillant jouait du violon. Il parle donc d’une soirée banale passée entre fonctionnaires et militaires « qui s’amusaient » et dénonce le parti-pris évident du gendarme Criqui. De plus, trois des agents de police, ajoute-t-il, avaient terminé leur service. Il critique enfin les termes de cette note et rappelle que le maintien de l’ordre sur la voie publique entre autant dans les attributions de la police municipale que de la brigade de gendarmerie.
À cette époque, sept policiers sont de service la nuit. Les rondes sont effectuées par deux, de 20 à 23 heures, et de 1 à 4 heures. Le samedi, un agent surveille le bal public, un autre reste de permanence au poste, notamment pour répondre aux appels téléphoniques, et un dernier est de garde au cinéma (jusqu’à 23 heures). Pour les bagnards libérés, témoigne Albert Londres en 1923, « les vingt sous du cinéma sont sacrés. Ils mourront de faim, mais iront au cinéma ».
Sale temps pour les flics
Les policiers ne sont pas tous des « cognes » : pour quelques-uns, justice ne signifie pas seulement répression. Dans l’ouvrage consacré au bagne qu’il écrit en 1928, Victor Darquitain cite ainsi un commissaire de police de Saint-Laurent ayant refusé de poursuivre comme vagabonds les libérés trouvés sans domicile, attendu, expliquait-il, que, « même lorsqu’ils travaillent, leur gain suffit à peine à les nourrir sans leur permettre de se loger ». Dans une lettre adressée au maire en 1931, un autre commissaire se félicite quant à lui de l’aide apportée par la commune aux forçats libérés et sans emploi. Ce soutien a, selon lui, fait considérablement diminuer le nombre des vols (presque divisés par deux depuis 1926). Le commissaire tient cependant à signaler, comme ses prédécesseurs, « la triste situation » de son service. Au contraire des fonctionnaires, écrit-il, les salaires des policiers n’ont pas été correctement augmentés depuis la fin de la Première Guerre mondiale : « Les agents qui revenaient du front un peu confiants en l’avenir furent en partie obligés de donner leur démission pour aller chercher une situation meilleure. […] Dès lors, on constata une dépression physique et morale dans le corps de la police du Maroni, car les candidats qui se présentèrent furent généralement des personnes qui, n’ayant pu trouver mieux, se résignèrent à entrer dans ce corps avec l’espoir d’en sortir à la première occasion favorable ; d’autres vinrent s’y jeter comme un pis-aller ».
De par cette situation, explique-t-il, les policiers ne peuvent faire leur travail correctement : « mal payés, la majeure partie du personnel se trouve mal nourri, mal chaussé et mal vêtu ». Il n’est donc pas possible, déplore-t-il, d’obtenir des agents le rendement qu’on est en droit de réclamer des gendarmes et des surveillants militaires qui sont des fonctionnaires de l’État et rétribués en conséquence. L’officier propose de baser la solde du personnel de la police de Saint-Laurent sur celle de la police de Cayenne. Il demande également des bicyclettes et une embarcation à motogodille [un des premiers moteurs hors-bord], ainsi que « des fonds secrets pour la réussite de certaines opérations » (l’argent sert le plus souvent à rémunérer les mouchards). Jusqu’à présent, explique-t-il, la police a en effet fort souvent recours à des particuliers pour certaines expéditions effectuées sur le fleuve (poursuites des évadés et autres malfaiteurs) : « Il serait équitable que l’administration supérieure daigne accorder sa bienveillance à la police du Maroni […] afin de donner à ce corps un peu plus de cohésion et d’indépendance ».
En attendant cette hypothétique reconnaissance de l’administration, certains se débrouillent déjà pour améliorer leurs fins de mois. Le médecin du bagne Louis Rousseau témoigne ainsi qu’au début des années 1930, « aucun agent chargé de la police du fleuve Maroni ne se refusait à passer un condamné évadé sur territoire hollandais moyennant cinquante francs ».
Texte de Dennis Lamaison
Illustrations E. Sagot, G. Jauneau, Fonds A. Heuret, ACSLM