Peuple Saamaka contre état du Suriname, un combat pour la forêt et les droits de l’homme
A moins de deux ans des élections présidentielles au Suriname, cette réunion au sommet des autorités coutumières saamaka est filmée et donnera lieu à un manifeste à l’attention de la population. « Les habitants saamaka ne sont ni informés ni consultés » fulmine Hugo Jabini. « Pourtant, des chantiers sont en cours au cœur de notre territoire traditionnel » poursuit ce membre du Parlement de Sipaliwini, le grand district de l’intérieur du Suriname. Dans les années 60, lors de la mise en eau du barrage de Brokopondo et l’inondation de dizaines de villages saamaka, les habitants ont dû migrer à Paramaribo, s’installer sur le bord de la route ou encore plus en amont du fleuve. Ironie du sort, ces derniers, les plus proches du barrage d’Afobaka, n’ont toujours pas d’électricité ; l’énergie tirée du fleuve Suriname profite essentiellement au producteur d’aluminium Suralco, filiale de la multinationale Alcoa. Le goût amer du développement du pays reste en travers de la gorge des saamaka. « En Hollande, on construit des digues pour protéger la population de la mer. Mais au Suriname, on contruit des digues pour inonder des villages » ironise Stephen, membre de l’association et logisticien pour la communauté. Et l’homme d’avertir, fort de ce passé douloureux : « nous n’oublierons pas ce qu’ils ont fait avec le lac de Brokopondo ; nous ne les laisserons pas faire une seconde fois ».
Tapajaï, le retour de Brokopondo
Remis au goût du jour par le gouvernement de Desi Bouterse, cet ancien projet des années 1970 vise à renforcer la capacité du barrage d’Afobaka, lui-même alimenté par le lac de Brokopondo. Pour passer de 80 à 270 MW, les ingénieurs ont imaginé détourner, via un immense canal, une partie du fleuve Tapanahony en direction du lac qui s’agrandirait sensiblement, inondant, 240km2 de terres supplémentaires. Des conséquences qui inquiètent les Saamaka et particulièrement le Hedikabiten Wazen, chef des capitaines des villages saamaka. Egalement président de l’ASA, il est « en contact avec le Gaanman Ndyuka, (chef suprême d’une autre ethnie marron) à Ditabiki, car le débit de leur fleuve risque de se tarir si le canal est creusé et il ne sera plus naviguable ». Et pour ces populations, les rivières sont les voies de communications principales. Les Amérindiens Tryo et Wayana de Palomeu et Apetina, en amont des terres Ndyuka, auraient eux-aussi le même problème. Diplomate, l’élu Hugo Jabini déclarait dans la presse, en mai dernier : « Nous comprenons qu’il existe un manque d’énergie, mais nous ne voyons pas encore comment le projet Tapajaï puisse nous être bénéfique. » Ce projet pharaonique de 1,2 milliard de dollars américains (935 millions d’euros) connait aujourd’hui quelques ralentissements. La crise de 2008 est passée par là. Face aux coûts et aux impacts potentiels sur les populations marrons, voire sur le prochain scrutin présidentiel, le gouvernement de Bouterse fait, pour l’instant, marche arrière. Pourtant, la déforestation progresse toujours plus avant dans le territoire des Saamaka. Si la route bitumée pénètre aujourd’hui seulement jusqu’au village de Pokigoon, une piste fraîchement construite, en pleine forêt, s’enfonce plus profondément en direction du futur site du « Tapajaï », sur les terres historiques des Saamaka. Pour le gouvernement, pas d’inquiétude, cette route est synonyme de désenclavement des populations ! Mais le passé rôde toujours dans la forêt. Le risque de voir des concessions forestières ou minières en plein territoire traditionnel est important pour ces populations souvent bernées par l’État. Pour preuve, entre le Brownsberg et Pokigoon, la route est parsemée de placers aurifère légaux, et illégaux, alors que les villages saamaka en bord de route n’ont, eux, ni eau courante, ni électricité. Si le combat semble perdu d’avance, le capitaine Wazen espère « pouvoir décider de l’avenir de la forêt et la préserver pour les prochaines générations ». Dans ce but, se fédérer pour faire pression et mobiliser la population semble être la seule stratégie possible pour l’association coutumière. Mais cette stratégie est rendue difficile par le chômage des jeunes sur le fleuve et des arbitrages qu’ils pourraient rendre en faveur d’un exode rural ou de l’installation d’une industrie sur leurs terres. « Nous les anciens, devons nous serrer les coudes pour préserver la culture, pour rassembler la population, et motiver les jeunes pour choisir la préservation de la forêt plutôt que l’orpaillage ou la coupe » conclut, mi-confiant, mi-résigné, le capitaine Wazen. Un double combat.
Texte de Pierre Olivier Jay
Richard Price a accompagné les Saamaka pendant de nombreuses années dans leur démarche et nous livre ici son analyse.
Retour sur un long combat judicaire
1997, à l’intérieur du Suriname. Le soleil se lève au fond de la forêt amazonienne. Silvi Adjako, une femme saamaka, travaille en chantant dans son abattis quand des grondements mystérieux l’effraye. Elle court chercher son oncle César, le capitaine du village, qui déboule avec deux autres hommes. Face à leur abattis, des militaires surinamiens lourdement armés bloquent le passage, et avertissent : « ces terrains appartiennent maintenant aux Chinois qui sont sur ces buldozzers : si vous voulez les empêchez, vous serez arrêtés. » Depuis le milieu du XXe siècle, et le boom du transport maritime international, les marchandises sont acheminées dans des containers dont les sols sont garnis de palettes de bois dur. Cette industrie capte près de la moitié du bois dur abattu chaque année dans le monde – soit plus de dix millions d’arbres tropicaux. Jusqu’à la fin des années 1980, les forêts chinoises ont été la principale source de ce bois. Mais après les inondations désastreuses de 1988, la Chine a déclaré l’interdiction des coupes le long des sources des plus grands fleuves du pays et ainsi ouvert une course au bois dans le reste du monde. Le Suriname, qui possède la plus importante proportion mondiale de forêt tropicale au sein d’un territoire national, et la plus grande couverture forestière par habitant, est vite devenu une cible importante. Dès l’arrivée des compagnies chinoises dans la forêt, les Saamaka commencent à s’organiser contre l’invasion de leurs terres, mais les déprédations continuent. Une grande partie des espaces pour lesquels leurs ancêtres ont versé leur sang est maintenant occupée par des abatteurs asiatiques installés en toute légalité via des concessions accordées par l’Etat. Pour le Suriname, Amérindiens et Marrons résident au bon vouloir de l’Etat sur ces terrains ; et les droits officieux que possèdent ces peuples sont toujours soumis aux intérêts supérieurs de la nation.
Une association Pour reconnaître les droits
Pendant plusieurs années, les leaders saamaka de la résistance ont voyagé de village en village – environ soixante-dix sur le fleuve – pour discuter de leur stratégie. (Il n’y avait pas à l’époque des téléphones mobiles.) Ils ont formé une association et, avec l’aide des ONG, ils ont commencé à construire une carte de leur territoire traditionnel, utilisant des GPS, pour démontrer l’étroite relation entre la forêt, leur histoire, et leur identité. En 2000, avec l’assistance technique d’un avocat-spécialiste des droits de l’Homme, Fergus MacKay, et d’un étudiant en droit à l’université de Suriname d’origine saamaka, Hugo Jabini, l’Association Saamaka a soumis une pétition à la Commission interaméricaine des droits de l’Homme. Après d’innombrables pétitions, injonctions, et recommandations, la Commission a renvoyé ce dossier à la Cour interaméricaine des droits de l’Homme en 2006 pour un procès. En mai 2007, les juges de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme se sont réunis à San José (Costa Rica) pour entendre la requête du peuple Saamaka contre la République du Suriname. Les Saamaka ont-ils le droit de gérer leur territoire traditionnel, ou tout l’intérieur du pays et ses ressources naturelles appartiennent à l’État, comme l'affirme la constitution du Suriname ? Trois équipes d’avocats ont plaidé le cas : ceux des Saamaka, ceux de l’État du Suriname et les avocats de la Commission. « Pour les Saamaka, leur territoire est leur histoire, c’est la source de leur identité en tant que peuple et c’est une preuve de leur existence historique » a soutenu l’avocat de la commission lors de sa plaidoirie finale. Pour lui, « les témoignages ont démontré leur connaissance intime de cette forêt, comme s’ils connaissaient chaque arbre de leur territoire. » Un raisonnement suivi par la Cour pour qui « les terres et ressources du peuple saamaka font partie de leur essence sociale, ancestrale et spirituelle. » Selon ses magistrats « dans ce territoire, les Saamaka pratiquent la chasse, la pêche, et l’agriculture, et ils recueillent les plantes médicinales, les huiles, les minéraux, et le bois. Leurs sites sacrés parsèment leur territoire et le territoire même est, pour eux, sacré. Enfin, l’identité du Peuple saamaka est fortement liée à leur lutte historique contre l’esclavage, et la période qu’ils appellent “Les Premiers Temps” (voir p. 26). » Par conséquent, la Cour, qui a fait preuve d’un grand respect de la mémoire collective saamaka, a décidé que les Saamaka et les autres peuples marrons seraient désormais considérés comme l’équivalent des peuples autochtones devant la loi internationale. Ce qui veut dire que les Saamaka, et les autres peuples Marrons ont droit aux mêmes protections que les peuples protégés par la Déclaration des droits des peuples autochtones de l’Organisation des nations unies (ONU), votée en 2007. Les juges ont également affirmé les droits collectifs des Saamaka et des autres peuples tribaux, faisant de fait du peuple saamaka une personnalité juridique. Une chose impossible en France où, du point de vue légal, les groupes minoritaires n’existent pas, mais également dans le cadre de la constitution actuelle du Suriname. Selon cette constitution, et comme en France, chaque personne, y compris un Saamaka, est un simple citoyen. Le jugement de la Cour impose donc au Suriname de changer ses lois (et sa constitution s’il le faut) pour permettre cette reconnaissance. Le Peuple saamaka peut donc revendiquer des droits collectifs en tant que personnalité juridique. Plus loin, ce jugement a affirmé le droit pour les Saamaka de gérer leur territoire traditionnel et d’en définir ses frontières exactes selon les traditions historiques des Saamaka, basées sur l’histoire orale. En sus, que le Peuple saamaka a le droit d’accorder, ou de refuser, son consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause à l’égard de chaque projet de développement ou de chaque investissement proposé par l’État. En cas de consentement du peuple saamaka, celui-ci est en droit de réclamer sa juste part des bénéfices du projet. Enfin, la Cour a ordonné que l’État du Suriname créé un fonds, initialement doté de 500 000 euros et géré par les Saamaka, en réparation du préjudice occasionné par les dommages matériels et moraux de l’activité forestière et minière des multinationales sur leurs terres. Les Saamaka m’ont fait l’honneur d’utiliser une partie de cet argent pour financer la publication d’un de mes livres – Les Premiers Temps, Vents d’ailleurs – en langue saamaka. Cet ouvrage, Fesiten (Vents d’ailleurs, septembre 2013) sera le premier livre jamais publié en langue saamaka et trois milles exemplaires doteront les écoles du pays saamaka. Un investissement de tout un peuple dans sa version de l’histoire afin d’en assurer la transmission aux générations futures.
Un jugement qui tarde à s’appliquer
Cinq années après ce jugement, les difficultés à le faire exécuter persistent. Notamment lorsque le soi-disant développement (l’extraction de l’or et de la bauxite, l’abattage de la forêt, etc.) se confronte aux droits des peuples autochtones ou Marrons. Le développement national – que l’État appelle « modernisation » – continue d’animer la politique du Suriname, sans prise en considération du jugement de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme. Pourtant, le peuple Saamaka continue sa lutte publique à coup de communiqués et de pétitions à l’adresse du gouvernement et de la Cour. Mais le Suriname ignore toujours cette décision de justice. Parmi les nouveaux projets débutés par l’État sans consultation du peuple saamaka, il y a une route – et peut-être un chemin de fer – entre Paramaribo et Manaus (Brésil), financée par la Chine ; mais aussi un grand barrage hydroélectrique sur le Tapanahoni (le « projet Tapajai », financé par des multinationales aurifères) qui submergera plusieurs villages ndyuka et saamaka. Ce projet doit détourner d’énormes quantités d’eau via de longs canaux entre le Tapanahoni et le grand lac artificiel construit par l’Alcoa dans les années 1960 – et qui avait noyé 43 villages saamaka et la moitié du territoire saamaka. En 2013, l’avenir des Marrons et des peuples autochtones du Suriname continue d’osciller entre espoir et désespoir. L’économie du pays est florissante, grâce surtout au prix de l’or. Ironie du sort, la plus grande mine, celle de la multinationale canadienne Iamgold, est située dans le territoire traditionnel des Saamaka. Au mois de mars 2013, le Kaloti Group, de Dubaï, a signé un accord avec le Suriname pour construire une raffinerie qui doit produire 60 tonnes d’or par an dès 2015. Les seuls vrais projets gouvernementaux pour les peuples autochtones et marrons semblent donc de les assimiler le plus rapidement possible dans la masse urbaine et de laisser la forêt libre aux industries d’extraction. Dans ce scénario, les habitants saamaka sont remplacés par des abatteurs d’arbres chinois, des multinationales canadiennes, des garimpeiros du Brésil, et, ici et là, par des villas de vacances pour les riches bourgeois du Suriname. Mais les Saamaka et les autochtones ont l’appui de la Cour Interaméricaine et, en principe, de la Banque Interaméricaine de développement. Est-ce que les Saamaka auront la patience de continuer cette bataille interminable ? Après avoir lutté pendant trois siècles pour leur souveraineté, auront-ils le courage d’aller jusqu’au bout ?
Texte de Richard Price Photo de Pierre Olivier Jay & Yamandu Roos