Des Amérindiens pour remplacer les bagnards – l’histoire du « Service des populations primitives »

La naissance dans les années 1950 des villages amérindiens de Balaté, Paddock et Terre-Rouge, situés en périphérie de Saint-Laurent, est liée à la création par l’administration française d’un service spécialement prévu pour « protéger » les Indiens et Africains du Maroni.

Au début du XXe siècle, les catégories des recensements coloniaux en Guyane distinguent la « population civile » qui regroupe la quasi-totalité de la population des « tribus bosh et indiens autochtones » [Bosh, qui signifie “ hommes des bois”, est un terme péjoratif désignant les populations noirs-marrons]. Cette différenciation perdure jusqu’au recensement de 1961 où figure encore une catégorie « populations primitives ». Par rapport au Mexique ou au Brésil, l’État français n’élabore des politiques à destination des populations catégorisées comme « primitives » en Guyane que dans la période coloniale tardive et surtout après la départementalisation. Le territoire amazonien et l’emprise limitée de la colonisation de la Guyane ont en effet permis aux Amérindiens et aux Noirs-marrons de se réfugier dans des espaces en marge de la société coloniale. Ainsi, à la différence des Kanak de Nouvelle-Calédonie par exemple, les Amérindiens et Noirs-marrons n’ont pas été soumis à l’indigénat, cette catégorie du droit colonial qui désigne les sujets français privés des droits de la citoyenneté française au motif qu’ils ont conservé un statut coutumier distinct du Code civil. Avec la création en 1930 du territoire autonome de l’Inini, une nouvelle circonscription administrative qui englobe toute la Guyane à l’exception de la bande côtière, puis avec la départementalisation de la Guyane en 1946, l’État français pénètre progressivement dans l’ensemble du territoire guyanais et commence véritablement à administrer ces populations. Dans le même temps, des ethnologues inaugurent les premières recherches sur les Amérindiens et Noirs-marrons de Guyane et participent à l’élaboration de politiques spécifiques. En 1949, la création du Service des Populations Primitives (SPP) ensuite dénommé service des populations africaines et indiennes va systématiser ces pratiques administratives initiées dans les premières décennies du territoire de l’Inini. Et c’est à l’initiative de ce service que des groupes Amérindiens lokono (arawak) et kali’na qui s’étaient éloignés du territoire pénitentiaire de St-Laurent du Maroni s’y réinstallent à partir de 1949.

Des populations sous tutelle

Robert Vignon, premier préfet de Guyane en exercice d’août 1947 à juillet 1955, nomme peu après son entrée en fonction un commissaire préfectoral aux affaires indiennes auprès des Galibi (Kali’na). En 1949, il charge De Fautereau-Vassel, médecin du service sanitaire de l’Inini, d’organiser le Service des Populations Primitives. Celui-ci est doté d’un budget et commence véritablement son action en 1950 même si sa création n’est officialisée par un arrêté préfectoral que le 22 novembre 1952. Robert Vignon affirme s’être inspiré des principes d’administration de Félix Eboué : « Je m’étais pénétré – comment ne pas le faire en Guyane – des instructions données en Afrique par ce grand guyanais Félix éboué. Il conseillait de respecter les cadres originels, les classes dirigeantes nées, de fournir aux indigènes des armes, des outils, tout ce qui pouvait les aider à améliorer leur alimentation et leurs conditions de vie, une instruction élémentaire, des soins médicaux », écrit-il dans ses mémoires. Robert Vignon n’envisage toutefois pas le droit de suffrage des Amérindiens et Noirs-marrons alors que Félix Eboué a défendu l’accès à la citoyenneté des sujets coloniaux de l’empire français.
La vision des Amérindiens et Noirs-marrons de Robert Vignon et de Lucien Vochel, premier sous-préfet de l’Inini, paraît en fait surtout informée par les politiques indigénistes élaborées au Brésil où Vignon effectue sa première mission à l’étranger. Il rend minutieusement compte dans ses mémoires de sa visite au Service de Protection de l’Indien (SPI) dont l’objectif explicite était d’intégrer les Indiens à la communauté nationale en les sortant de leur état de sauvagerie. Le projet de Robert Vignon en paraît fortement inspiré. Dans un courrier de janvier 1954, il écrit :
« La différentiation des populations primitives indiennes et africaines de Guyane, est trop marquée pour qu’on puisse heureusement réaliser, avant longtemps, une assimilation qui apportera à ces populations de réels bienfaits. Plutôt que l’assimilation brutale, il est préférable – mais l’œuvre de longue durée – de susciter des adhésions à notre genre de vie par l’exemple […] Cela ne peut se faire que si, au départ, des contacts malheureux ne sont pas pris, si des textes de protection sont établis. […] Il faut pour cela créer une organisation spéciale d’aide sur les plans alimentaires, artisanaux, médicaux et autant que possible, dans les contacts que ces Indiens et ces Noirs ont avec les autres éléments de la population de Guyane ».
Comme dans le modèle brésilien, la perspective de Robert Vignon est bien de transformer progressivement les Indiens et de les intégrer à l’ensemble guyanais à travers un organisme spécifique de protection. Robert Vignon, Lucien Vochel et les agents du SPP défendent un projet d’une administration différenciée des Amérindiens et noir-marrons et s’opposent fermement à tout dispositif d’assimilation. Lucien Vochel convainc ainsi l’administrateur de la Caisse générale de Sécurité sociale de Guyane de renoncer à un projet d’affiliation des « primitifs » à la sécurité sociale : « Aucune de nos lois françaises n’est appliquée aux Indiens et Africains primitifs intégralement, compte tenu du comportement mental et des réactions encore mal connues qu’auraient sur les primitifs indiens ou noirs l’obligation de se conformer à tel ou tel règlement justifié à nos yeux, mais dont eux, n’auraient pas saisi le sens ». Cette vision s’exprime également dans le projet d’élaboration d’une loi indienne (reconnaissance et protection des terres et des capitaines) élaborée par les Charpentier, le couple d’ethnologues recruté par la sous-préfecture pour administrer le SPP. Ce statut de « protégé » vise à la fois à préserver les « primitifs » d’eux-mêmes (interdiction de la vente d’alcool aux Indiens) et du reste de la population guyanaise (exploitation, accaparement des terres).
La spécificité de ce service tient à la place qu’y tiennent les ethnologues. Si les grandes orientations du service sont données par le préfet, l’État recrute des ethnologues pour élaborer les dispositifs préfectoraux à destination des Indiens et des Noirs-marrons et les mettre en œuvre.

Les ethnologues et les “ primitifs ”

Guy et Suzanne Vianès-Charpentier, un couple d’ethnologues ont la responsabilité du service des populations primitives, mais d’autres scientifiques comme le géographe Jean Hurault collaborent régulièrement avec ce service. Leur mission à St-Laurent du Maroni de 1950 à 1955 consiste d’abord à étudier les populations indiennes et noir-marrons (recensement, étude de l’organisation sociale et collecte d’artisanat tel que poterie et vannerie). À cette dimension ethnologique s’ajoute la mise en place à St-Laurent du Maroni d’un dispensaire de protection maternelle et infantile et de luttes contre les maladies endémiques (parasitose, paludisme), ainsi que d’une coopérative pour la pêche et l’artisanat permettant de rendre les échanges économiques entre Amérindiens, Noirs-marrons et Créoles plus égalitaires.
Les ethnologues sont directement des agents de l’État, gestionnaire de ces populations. Toutefois, les moyens alloués au SPP de Guyane sont faibles et outre Guy Charpentier rémunéré comme ethnologue et Suzanne Vianès-Charpentier salariée comme infirmière, le service emploie une autre infirmière, un médecin, un mécanicien et quatre délégués préfectoraux qui perçoivent seulement une indemnité. Or ces délégués se trouvent être pour la plupart les prêtres affectés aux différents cercles municipaux de l’arrondissement de l’Inini qui sont salariés par la préfecture. De la même manière, le SPP avait pour vocation d’assurer une scolarisation minimale des enfants : « Un internat pour les enfants les formera, dans leur cadre de vie traditionnel, aux différentes techniques indiennes et joindra à l’enseignement de base du français et du calcul, une étude élémentaire de l’histoire, de la géographie et du milieu local, et un enseignement professionnel ». Le SPP forme en effet des moniteurs scolaires dont un amérindien kali’na qui interviennent dans les écoles des villages amérindiens et noirs-marrons de l’intérieur. Cependant sur le littoral, l’enseignement est confié aux congrégations religieuses et les enfants indiens sont regroupés dans des internats non mixtes dénommés homes indien. En 1953, l’orphelinat de Saint-Laurent du Maroni géré par les sœurs franciscaines de Marie est ainsi transformé en home indien.

D’une rive à l’autre

Toutefois le SPP a un rôle décisif dans l’établissement des populations amérindiennes dans les localités qu’elles occupent encore actuellement, en particulier à St-Laurent du Maroni. L’administration préfectorale souhaite sans doute endiguer la chute de la population de la commune et combler le manque de main-d’œuvre entraînée par la fin du bagne. À partir de 1949, le Dr Fautereau-Vassel invite ainsi des familles amérindiennes du Surinam à s’installer à proximité du bourg de St-Laurent du Maroni, ce qui permet de leur assurer une assistance matérielle. Des familles lokono originaires de Bambusi, Powaka où des kampu de Wana Criki en Guyane hollandaise s’installent à Paddock et à la pointe Balaté. Nicolas Wyngaarde, né en 1930, ancien capitaine du village Balaté raconte ainsi la création de son village :
« C’était un docteur qui était passé là-bas [sur la rive surinamaise du Maroni]. Il nous a dit : « Vous êtes pauvres, malheureux, on va vous donner un terrain là-bas [sur la rive française du Maroni] ». C’était un docteur français. Après un autre médecin était venu chercher du travail pour nous. C’était Mme Charpentier, Mme Suzy qui s’occupait de nous ».
Dans les mêmes circonstances au cours des années 1950, des familles Kali’na des villages Tapuku et Erowarte se réinstallent sur la rive française du Maroni en fondant le village de Terre-Rouge ou en rejoignant Paddock. Une dispute conduit rapidement les Lokono à quitter Paddock qui devient alors un village kali’na. Le SPP reconnaît les capitaines de ces villages qui sont officiellement désignés par arrêtés préfectoraux et indemnisés. Les ethnologues font le lien entre l’État et ces populations nouvellement réinstallés à St-Laurent du Maroni, comme le raconte ici Léonida née vers 1930 et résidante dans le village de Balaté :
« C’est Mme Charpentier qui s’occupait de nous, aussi des gens de Maripasoula, des Djuk’a et Saramaka [deux groupes noirs-marrons], mais elle s’occupait plus des Amérindiens. Elle donnait du lait pour enfants, des vêtements tissés, elle s’occupait bien de nous, elle donnait aussi des vaches que l’État donnait. Une famille, une vache. On lâchait les vaches, mais quand les vaches faisaient des veaux, si c’était des femelles on gardait et si c’était un mâle, l’État prenait. Mme Charpentier avait un dispensaire chez elle que pour les Amérindiens. Pour accoucher, elle nous envoyait à l’hôpital, mais la plupart accouchaient avant d’arriver à l’hôpital et elle, elle venait, elle prenait le nom de l’enfant et elle l’envoyait à l’hôpital. » (Entretien avec Léonida, Balaté, janvier 2011)

Texte de Stephanie Guyon
Photos de David Damoison

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