Interview de Jean-François Clervoy, astronaute de l’Agence spatiale européenne
Combien de temps avez-vous passé dans l’espace ?
J’ai volé trois fois dans la navette spatiale américaine, à chaque fois une dizaine de jours. C’est seulement lors du deuxième vol que je me suis accosté à une station spatiale, qui était la station russe MIR, et nous sommes restés en mode accosté pendant 5 jours. Nous avons transvasé environ 4 tonnes de matériel pendant cette période.
Comment dort-on en apesanteur ?
C’est du camping ! le sac de couchage est un peu particulier, il possède une fermeture Éclair centrale qui monte jusqu’au cou, avec des ouvertures sur le coté pour les bras, et des tendeurs pour s’accrocher où l’on veut. Au début, nous utilisions des sacs de couchage classiques, et il arrivait que les astronautes se réveillent au milieu de la station, car ils se déplaçaient hors de leur sac en flottant pendant leur sommeil sans s’en apercevoir. On choisit la position foetale, car en apesanteur, si on dort droit, le dos se cambre et on peut avoir des douleurs lombaires rapidement... On peut utiliser un oreiller tenu par un bandeau sur le front, qui ne sert qu’à imiter la sensation habituelle qu’on a sur Terre, car sans oreiller, la tête en apesanteur flotterait exactement de la même façon..
Comment avez-vous vécu le décollage en fusée, est ce que ce sont des moments angoissants, ou des sensations fantastiques (ou les deux) ?
Non, l’angoisse c’est plutôt pour vous si vous vous retrouvez au sommet de la fusée, car vous n’êtes pas du tout préparé ! Mais pour un astronaute, c’est l’objectif ultime de plusieurs mois de travail, il y a donc plutôt une forte pression professionnelle, pour réaliser toutes les tâches nécessaires pendant le décollage, et pour ne pas faire d’erreur.
Mais la sensation fantastique est d’avoir conscience de franchir les portes d’un autre monde, d’être comme une graine représentante de l’humanité, qui va essaimer dans l’espace extra-atmosphérique.
Mais le décollage faire subir au corps une pression physique énorme ?
Non, c’est pas plus qu’un grand huit, soit 1,5 G environ. Le G est une unité d’accélération utilisée pour mesurer la poussée des moteurs divisée par la masse. Elle est très progressive pendant un lancement. Mais on consomme quand même plus de 10 tonnes de poudre /sec et 1 tonne d’oxygène et hydrogène liquides /sec, au bout d’une minute on atteint la vitesse du son, au bout de 2 minutes 5 fois la vitesse du son, enfin au bout de 8mn, on croise à 25 fois la vitesse du son... C’est le noir de l’espace qui étonne le plus, en plein journée !
Avez-vous déjà eu une grosse frayeur durant un voyage spatial, si oui pouvez-vous nous la conter ?
Moi, non, mais il y a eu finalement peu de situations dans l’histoire de l’astronautique qui ont mal tourné. Lors de la réparation du télescope Hubble, j’ai eu l’inquiétude que mes collègues atteignent la limite d’autonomie de leur scaphandre, après plus de huit heures de travail dans le vide extérieur, n’arrivent pas à refermer à temps les grandes portes du télescope, déformées par les températures extrêmes.
On peut aussi noter quelques soucis qui aurait pu mal tourner : en 1997, un incendie sur la station MIR, puis, la même année, une collision entre un vaisseau ravitailleur et les panneaux solaires de MIR, qui avait provoqué une fuite d’oxygène et de pression dans le confinement, mais l’équipage s’en était sorti. Une autre fois, l’astronaute Krikalev a eu un problème avec un sas qui ne voulait plus se fermer après une sortie dans l’espace, mais heureusement le deuxième sas a bien fonctionné..
Y a-t-il des différences notables dans l’attitude des cosmonautes en orbite en fonction de leur nationalité et de leur culture ?
Non, pas de différence, on est tous frères dans l’espace. Quelques différences culturelles parfois, comme une astronaute russe qui se mettait complétement nue pour se changer devant tout le monde, alors que l’américaine se cachait pudiquement derrière un rideau !
Quelles différences fondamentales existaient entre une mission de navette et une mission Soyouz et l’ISS, en terme d’expérience humaines ?
C’est la différence entre une expérience de longue durée et une autre de courte durée. En navette, on travaille pendant 10 jours, mais au rythme de 14 à 16 heures de travail par jour, alors que dans une mission en station spatiale, qui peut durer plusieurs mois, on peut avoir ses week-end. !
La différence aussi, c’est que sur une navette, on ne maîtrise pas tout manuellement, on n’a pas accès à grand chose mécaniquement. Alors que dans une station orbitale, on peut intervenir de manière pratique, faire de la plomberie etc...
Pourriez vous nous conter une expérience scientifique étonnante que vous avez mené en orbite ?
Elles sont nombreuses, nous avons travaillé en apesanteur avec des cafards, des frelons, du sperme d’oursin, des pousses végétales, des araignées pour voir leurs toiles, les abeilles qui arrivent à voler aussi au bout d’un certain temps. Une expérience sur les tétards qui venaient d’éclore juste avant le décollage et développaient leurs oreilles internes pendant le vol, les montraient en train de nager en looping !
Depuis un poste d’observation aussi fantastique, avez-vous vu naître en vous la conviction d’une nécessité d’engagement politique pour la protection de l’environnement ?
Une alternance de 45 minutes de jour & 45 minutes de nuit, on survole l’hiver et l’été, avec des variétés de couleurs, des villes illuminées la nuit, des orages, c’est vraiment à pleurer de beauté. Je ne peux pas m’ empêcher de voir la terre comme un gros vaisseau spatial, au milieu du néant (car on ne voit pas les étoiles depuis la station, seulement du noir). Mais c’est un vaisseau avec des ressources finies, avec un océan qui fournit l’oxygène et absorbe le CO2, il est comparable au “système de support-vie” d’une station orbitale. Sans lui, la vie n’est plus possible. C’est pourquoi je suis parrain d’une association polynésienne de protection de l’Océan Te Mana O Te Moana.
Comment interprétez vous le fait que la conquête spatiale a eu son heure de gloire dans les années 60, et que depuis 30 ans, on n’ai plus quitté l’orbite basse* ?
Dans les années 60, le président Kennedy avait lançé un programme gigantesque dans un esprit de compétition ou “tous les moyens” étaient permis au point d’atteindre un budget de 4% du PIB américain.
Aujourd’hui, l’objectif est d’apprendre à travailler en collaboration internationale grâce à la station ISS. La suite serait donc de reprendre l’exploration spatiale habitée, soit vers la lune, soit vers la planète Mars, soit vers un asteroïde. Mais il faudra attendre au moins 2025, pour repartir au delà de l’orbite basse.
Y a-t-il un risque que l’homme soit remplacé par le robot dans la conquête spatiale à court terme ?
Non, on envoie les robots en éclaireur, en accompagnateur de l’homme, mais il ne le remplacera pas. Comme dit Hubert Reeves, vous ne verrez jamais un robot s’exclamer : «Oh regarde !».
Quelle technologie pourrait selon vous redonner un nouvel élan à la conquête spatiale ?
Il faudra faire un bond dans les technologies de propulsion. Aujourd’hui, c’est la propulsion électrique ou ionique, qui se profile pour les voyages dans le vide de l’espace. Au lieu de cracher de la matière chimique, comme dans une fusée, vous éjectez des particules ionisées accélérées par un champ magnétique ou électrique très puissant, à des vitesses 10 à 20 fois plus rapides que des gaz à combustion chimique. C’est un mode de propulsion beaucoup plus efficace.
Pouvez vous nous parler du programme Aurora de l’ESA ?
Globalement Aurora est un programme d’exploration qui a pour but ultime d’envoyer des astronautes sur Mars, sans calendrier précis, peut être en 2030 / 2040. L’ESA a défini une feuille de route, avec des sondes automatiques, comme Mars Express ou Exomars, des Rovers, des essais à basse altitude. Les russes, les américains, les japonais ont des feuilles de route similaires, qui j’espère bien, finiront par toutes converger..
Pensez vous que l’ISS pourra durer jusqu’en 2025, et qu’elle puisse servir de station d’assemblage en orbite basse pour un prochain vol vers la lune ?
Les russes proposent 2023, si il n’y a pas de gros pépins, elle peut durer encore, car on change les pièces au fur et à mesure !
Non, elle n’est pas faite pour servir de station d’assemblage. Elle nous apprend des choses sur la vie hors de l’atmosphère, pour mieux se préparer au futur voyage.
On pourrait assembler en orbite un vaisseau interplanétaire, mais il faudra le faire avec une autre station, et surtout il faudrait commencer par décider d’un programme concret si on veut qu’il soit effectif en 2025 !
Alors que les navettes sont à la retraite, et désormais avec l’ATV peut être aussi avec Soyouz, la Guyane n’a jamais été si proche théoriquement de lancer des vols habités, ? A quand les vols habités en Guyane ?
L’ESA a déjà fait volé une capsule à vide sur la 3ème ariane V, qui s’appelait ARD (Atmospheric reentry demonstrator), et qui a parfaitement réussi. Les briques élémentaires sont donc toutes là, plusieurs lanceurs, un savoir-faire acquis sur l’ATV, un avant projet d’ARV (Advanced Reentered Vehicule). Le pas de tir de Soyouz est aussi potentiellement convertible pour les vols habités, mais ce n’est pas prévu. Nous les astronautes européens, on rêve un jour de décoller dans une capsule européenne, sur une fusée européenne, depuis le port spatial européen en Guyane !
Pensez vous que l’ESA soit frileuse à l’idée du vol habité ? Est-ce le coût financier pour l’Europe ?
Ce n’est pas l’ESA qui freine, ce sont les gouvernements, les États membres. Aujourd’hui, il n’y a pas la volonté politique en Europe, ni les budgets pour développer notre propre capsule habitée.
Contrairement à l’idée généralisée que « l’espace est cher », on dépense en Europe dans les vols habités moins de 1 euro par an et par habitant. Par comparaison, les français dépensent en moyenne 400 euros par an et par personne dans les jeux de hasard, et la sécurité sociale représente 5000 € par an par habitant. Ce budget très raisonnable de 1 € par an par habitant, est principalement constitué de salaires pour des ingénieurs, techniciens et scientifiques de haut niveau. Les retombées de cet investissement dans la connaissance et le savoir faire sont énormes pour notre économie et notre compétitivité.
Si pour le vol habité on passait de 1 euro par an et par habitant en Europe à 2 €, , nous aurions dans 7 ans notre propre capsule habitée européenne qui décollerait de Kourou...
Il y aurait de nombreuses retombées importantes pour l’Europe en terme de technologies bien sûr, mais aussi en termes d’identité européenne et d’inspiration pour les jeunes générations..
C’est ce qui lie les américains à la NASA depuis que Amstrong a mis le pied sur la lune et c’est ce que les chinois sont en train de faire, à grande vitesse.
Je pense que dans la vie et la nature, tout évolue par cycles, nous sommes plutôt en bas du cycle en terme d’exploration spatiale habitée, mais ce nouveau reboost est à venir avec l’ESA et les autres, j’en suis convaincu.
Propos recueillis par P-O Jay